Les initiatives d’appropriation citoyenne des parcs urbains au Québec

Étude de cas | janvier 9, 2023

Woman planting a plant in a park

Introduction

Cette revue de littérature a pour but de mieux comprendre comment les initiatives d’appropriation citoyenne peuvent être interprétées dans plusieurs disciplines et de documenter quelques cas d’étude pertinents.

Pour ce faire, elle explore quelques théories liées à l’appropriation de l’espace en psychologie environnementale, en sociologie urbaine et en aménagement. Elle brosse ensuite un portrait des facteurs et des enjeux associés aux pratiques d’appropriation citoyenne à partir de cas documentés provenant de municipalités au Québec et de parcs dans ces municipalités, incluant ceux de Montréal. Cette synthèse peut servir de référence pour les discussions entre des chercheurs et des membres d’organismes partenaires qui sont impliqués dans l’étude et la mise en œuvre de démarches inclusives d’appropriation citoyenne de parcs.

Ce travail de recherche est disponible en version PDF ici

Concepts, dimensions, et définitions d'initiatives d'appropriation citoyenne de l'espace

L’appropriation de l’espace

Le concept d’appropriation de l’espace a été principalement développé en psychologie environnementale, en sociologie et en géographie dès les années 1970¹. L’appropriation de l’espace consiste à transformer et à personnaliser l’espace de manière à générer un sentiment d’attachement, de possession et d’appartenance par rapport à cet espace. Certains auteurs la qualifient comme étant une manifestation d’une complicité entre l’espace et la vie (Fischer, 2010), ou en une matérialisation de notre univers mental sur l’espace physique pour le faire nôtre (Fischer, 2011).

Selon Serfaty-Garzon (2003), l’appropriation de l’espace est une action sociogéographique, c’est-à-dire qu’elle est influencée par des dimensions sociales et des dimensions physiques. Elle se manifeste à travers l’aménagement d’un espace, la place donnée aux objets, la répétition des gestes, la fréquence de l’itinéraire et le rapport de ces éléments avec la culture d’un groupe ou d’un individu (Serfaty-Garzon, 2003). Elle est aussi associée à, et influencée par, d’autres concepts tels que la territorialité, l’intimité, l’espace défendable et le contrôle (Kellou-Djitli, 2013; Moser & Weiss, 2003; Serfaty-Garzon, 2003).

L’appropriation de l’espace dépend du degré de liberté et de possession et de la relation aux autres. La propriété en est donc une dimension très importante. La propriété peut être prise dans son sens moral, symbolique ou informel et se superposer à une dimension juridique ou formelle, sans que cet aspect y constitue une condition nécessaire (Serfaty-Garzon, 2003).

Certaines initiatives d’appropriation dans l’espace public peuvent même représenter un caractère revendicateur ou être des actes de défiance des structures de pouvoir établies (Nicholls et coll., 2016). Elles prennent différentes formes, des plus symboliques et pacifiques (p. ex. une manifestation dans un espace public menacé par du développement immobilier), aux plus matérielles et radicales (p. ex. l’enlèvement par un groupe de citoyens d’une statue d’un personnage historique controversé).

People gathering in a park

Parc Angrignon à Montréal (source : CEUM)

Les dimensions matérielles et immatérielles de l’appropriation

Qu’elle soit individuelle ou collective, l’appropriation de l’espace peut être matérielle (tangible) ou idéelle (intangible) (Ripoll & Veschambres, 2014). Lorsqu’elle est matérielle, elle se manifeste sous forme de marquages qui transforment l’espace selon des codes socialement construits et dont la vocation est de maintenir un compromis entre les besoins de l’individu ou du groupe et les contraintes physiques de l’espace.

L’appropriation matérielle de l’espace peut se faire à plusieurs échelles. Elle peut se manifester par des agencements d’objets, des aménagements urbains ou de l’architecture. Elle représente la manifestation ultime des attributs identitaires d’un groupe ou d’un individu (Serfaty-Garzon, 2003). L’individu ou le groupe projette ses goûts, ses valeurs, ses normes dans des configurations spatiales qui lui renvoient son identité (Segaud et coll., 2002).

Quant à l’appropriation idéelle, elle est discernée à travers des manifestations d’attachement au lieu et d’appartenance perceptibles dans les comportements et les discours des habitants (Di Méo, 1998; Ripoll & Veschambre, 2005). Elle se définit par l’acquisition d’un savoir ou d’un savoir-faire pour se servir de l’espace de façon stratégique et par un attachement affectif de nature sociale de manière à se sentir chez soi.

L’appropriation de l’espace, qu’elle soit matérielle ou idéelle, peut varier selon les individus et les groupes qui composent la société. Elle est influencée par le pouvoir et le degré de contrôle de l’espace qui peut différent selon les groupes, ainsi que des facteurs identitaires, tels que la nationalité, la religion, la culture, la classe socio-économique et le genre (Ripoll & Veschambre, 2005). Pitter (2020) réfère à la dimension intersectionnelle (Crenshaw, 1991) pour soutenir que l’intersection des multiples aspects identitaires influence comment les personnes peuvent naviguer ou s’approprier un espace urbain. Elle suggère de tenir compte et d’analyser les « privilèges spatiaux » et les « barrières spatiales » pour la conception d’espaces publics plus inclusifs².

Les dimensions urbaines de l’appropriation

Du fait de la prépondérance, du partage et du contrôle de l’espace public dans un environnement généralement dense, construit et planifié, les enjeux d’appropriation spatiale sont souvent plus manifestes en milieu urbain. Lefebvre (1972), réputé philosophe de l’urbain, en fait un des socles du droit à la ville. L’appropriation spatiale permet aux humains, selon lui, d’établir (ou non) l’accès juste et équitable à l’espace pour les citoyens. Étant donné les relations de pouvoir et les tensions générées par la revendication du contrôle de l’espace, la ville devient un objet politique par excellence (Lefebvre, 1972).

L’appropriation de l’espace est également un enjeu de visibilité sociale ; on s’approprie un espace pour refléter une certaine image par rapport à la société. Ainsi, la transformation d’un espace peut être source de valorisation pour ses occupants (Ripoll & Veschambre, 2005). Par exemple, la création de ruelles vertes peut contribuer à rendre visible l’attachement de résidents à leur quartier. Inversement, un espace transformé peut contribuer à la stigmatisation d’un groupe d’individus (Ripoll & Veschambre, 2005). À titre d’exemple, un campement de personnes en situation d’itinérance dans un parc peut à la fois être un lieu d’entraide et contribuer à la stigmatisation de ce groupe de personnes.

Schema systèmes physiques et spatiaux

Les systèmes physiques et spatiaux (source : Kikano, 2020, d’après Fischer, 2011)

Plusieurs auteurs précisent que les lieux appropriés sont transformés en support de l’expression de soi selon un transfert bidirectionnel. Dans un sens, en agissant sur un espace, l’individu le personnalise. Dans l’autre, des caractéristiques de l’espace exercent une influence sur l’individu et lui attribuent une certaine identité (Proshansky et coll., 1983; Valera & Pol, 1994). Selon Fischer (2011), cette bidirectionnalité, que constitue l’appropriation de l’espace et par ricochet la formation de la ville, peut être exprimée par un vecteur qui relie le système physique avec le système social (voir figure ci-dessus). Il associe ces systèmes en parlant de « la spatialité des structures sociales et la socialité des structures spatiales » (Fischer, 2011, p. 27).

People planting plants in a urban park

Parc Montcalm à Laval (source : CEUM)

Les dimensions citoyennes de l’appropriation 

D’une part, l’appropriation de l’espace public est intimement liée à la participation en société et à la citoyenneté puisqu’elle engage une prise de parole, un pouvoir décisionnel et une capacité d’agir (Régimbal, 2005). La dimension citoyenne de l’appropriation se manifeste à travers différents concepts apparentés à l’appropriation de l’espace tels que la « justice spatiale » (Deslandes, 2013), le « pouvoir d’agir » ou l’« empowerment des citoyens » (Le Bossé, 2003) et la « ville créative » (Mould, 2014). En tenant compte du quotidien et des aspirations des habitants dans l’aménagement d’espaces publics, ces pratiques permettent la fabrication « d’identités communes » dans la population (Simard et coll., 2009).

D’autre part, l'aménagement du territoire est hautement politique et revêt souvent un aspect idéologique. Il est aussi le travail de professionnels en aménagement formés sur les meilleures pratiques. Étant donné les tensions entre les approches formelles ou professionnelles et les pratiques citoyennes, les savoirs des urbanistes sont souvent confrontés à ceux des citoyens qui possèdent un savoir provenant de l'expérience quotidienne (CEUM, 2015). L’opposition entre ces deux perspectives crée des rapports complexes entre ces deux groupes d’acteurs. En fait, la dimension citoyenne de l’appropriation a longtemps été non considérée, voire décrédibilisée, par les aménagistes modernes³. 

À ce sujet, l’échelle de participation citoyenne d’Arnstein (1969), ou la version abrégée de Santé Canada (2000) par le CEUM (2015, voir figure ci-dessous), rappelle cependant l’existence de différents niveaux de participation, de la manipulation au contrôle citoyen, en passant notamment par l’information, la consultation et le partenariat. L’implication des citoyens peut donc être limitée seulement à de la consultation, ou peut aller jusqu’à la cogestion ou un contrôle citoyen.

 

Schema L'échelle de participation citoyenne

L'échelle de participation citoyenne (source : CEUM, 2015)

L’appropriation citoyenne est notamment documentée en lien avec l’occupation des espaces abandonnés en raison des processus de désindustrialisation et de dépopulation de certaines villes ou quartiers, souvent causés par des bouleversements économiques et le développement des banlieues (Groth & Corijn, 2005). Ces espaces dits « indéterminés » peuvent permettre l'émergence d’initiatives non planifiées par la ville et basées sur des modes de vie marginaux, des économies informelles ou des principes d'inclusion sociale et culturelle. Groth et Corijn (2005) présentent notamment des exemples de réappropriation de domaines ferroviaires en espaces de création pour les artistes (Helsinki), d’expérimentation pour des projets divers pour et par des jeunes, des chômeurs et des personnes en situation d’itinérance (Berlin) et de « rencontres, débats, information et convivialité » (Bruxelles; ibid, p. 518-519). Ces différentes formes d’appropriations citoyennes peuvent donc entrer en contradiction avec la planification et les politiques urbaines déjà établies (Groth & Corijn, 2005). Dans une veine similaire, notons également l’émergence des interventions de type « urbanisme tactique » aux États-Unis, qui sont attribués, selon Lydon et ses collègues (2012), à la récession de 2009 et aux politiques d’austérité, au retour des personnes plus aisées et des jeunes dans les quartiers centraux, et à l’utilisation des réseaux sociaux qui facilitent le partage des bonnes pratiques.

Le contexte des changements climatiques et la « transition écologique » (Mason et Whitehead 2012), qui remettent en question les façons traditionnelles ou descendantes (top-down) de faire la ville et les espaces publics, semblent aussi contribuer à l’émergence d’initiatives participatives dans l’aménagement de l’espace (Vallance et coll., 2017). La transition écologique sert ainsi de base à la revendication de nouveaux modèles ayant l’échelle locale comme référence et base d’action (Payen, 2018), donc une approche davantage ascendante (bottom-up).

People planting plant in a park

Sentier aux rats musqués à Saguenay (source : CEUM)

Une définition d’initiative d’appropriation citoyenne de l’espace

Les dimensions matérielles, immatérielles, urbaines et citoyennes de l’appropriation de l’espace peuvent être mises en commun sous la notion « d’initiative d’appropriation citoyenne de l’espace », pour la définition suivante est proposée :  

Une initiative d’appropriation citoyenne de l’espace est une action entreprise par un.e citoyen.ne ou un groupe de citoyen.ne.s dans un espace donné, de manière à l’adapter à leurs besoins et à leurs aspirations et à le transformer en un lieu social auquel ils ou elles s’identifient et envers lequel ils ou elles développent un sentiment d’appartenance. Cette action peut être tangible ou intangible, permanente ou éphémère, revendicatrice ou ouvertement apolitique. Elle est influencée à la fois par l’environnement physique, et le contexte social, culturel, économique et politique.

L'appropriation citoyenne en aménagement au Québec

Le cadre de gouvernance de la participation citoyenne en aménagement au Québec 

En Europe et en Amérique du Nord, les municipalités, leurs aménagistes et leurs urbanistes tendent, depuis déjà quelques décennies, à adopter des pratiques plus collaboratives et à se rapprocher de principes de démocratie participative. Le Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEUM) soutient que l’adoption de ces principes est importante pour créer à la fois des milieux de vie plus humains et, surtout, qui répondent aux besoins de la population (Juillet et coll., 2015). Le Québec ne fait pas exception ; la participation citoyenne y est l’un des quatre principes fondateurs de la Loi sur l’aménagement du territoire et l’urbanisme créée en 1979, ce qui explique la présence de comités consultatifs d’urbanisme dans presque toutes les municipalités du Québec (MAMR, 2007).

Au Québec, les années 2000 sont caractérisées par des changements dans la façon dont l’aménagement est pensé, planifié, validé et mis en place. Malgré quelques jalons précurseurs, comme la création des Amis de la montagne en 1986, c’est en effet au tournant du nouveau millénaire que l’on constate une intégration, une valorisation et une légitimation de la participation citoyenne à l’aménagement et à la réalisation d’initiatives dans l’espace public (Payen, 2018). Ces stratégies contrastent avec les tendances d’aménagement des années antérieures, caractérisées entre autres par une privatisation de l’espace public basée sur un argumentaire de sécurité et de salubrité (Mitchell, 2003)

À la suite du Sommet de Montréal de 2002, la Ville de Montréal a adopté, en 2005, la Charte montréalaise des droits et responsabilités qui énonce notamment que « la participation des citoyennes et des citoyens aux affaires de la Ville contribue au renforcement de la confiance envers les institutions démocratiques, au renforcement du sentiment d’appartenance à la ville ainsi qu’à la promotion d’une citoyenneté active » (Ville de Montréal, article 5, p. 8).

Cette charte clarifie les droits et responsabilités des citoyens en matière de participation citoyenne, et liste une série d’engagements de la Ville pour la soutenir, par exemple, de « fournir aux citoyennes et aux citoyens des informations utiles, énoncées dans un langage clair, et soutenir des pratiques de communication appropriées » (ibid, article 16a, p. 10). L’Office de consultation publique de Montréal, inscrit dans cette charte, fut ainsi créé en 2002 pour réaliser les mandats de consultation publique pour la Ville sur les projets immobiliers, institutionnels, patrimoniaux, de planification urbaine et d’initiatives citoyennes d’intérêt public (OCPM, 2020).

La dimension intersectionnelle, mentionnée dans la section précédente, se reflète dorénavant dans des objectifs institutionnels municipaux, notamment à Montréal. Dans ses efforts pour « prendre en compte les multiples besoins et discriminations vécues par la population, de saisir, en amont, les effets d’un projet sur celle-ci et de mettre en œuvre des solutions optimales génératrices d’équité », la Ville de Montréal a débuté une démarche pilote d’application de l’analyse différenciée selon les sexes et intersectionnelle en 2018 et a adhéré au programme « Villes sûres, espaces publics sûrs » d’ONU Femmes en 2019. Cette démarche et cet engagement se reflètent notamment dans les mécanismes de consultation inclusifs mis en place pour la planification d’un nouveau parc, le Grand parc de l’Ouest (Observatoire international des maires et Vivre ensemble, 2020).

Le ministère des Affaires municipales et des Régions (MAMR) constate cependant en 2000 le faible niveau de participation des citoyens, autrement que pour « décrier ou remettre en question une décision des autorités municipales » (ibid, p. 23), et des coûts très élevés au regard de cette faible participation. Un autre constat du MAMR est que « le processus de participation des citoyens prévu à la LAU [Loi sur l’aménagement et l’urbanisme] est incomplet du fait de son incapacité à générer des obligations qui aillent au-delà d’informer et de consulter » alors qu’elle devrait « favoriser la concertation entre acteurs » (MAMR, 2007, p.24). L’implication des citoyens est donc souvent limitée seulement à de la consultation, alors que le niveau de participation pourrait être plus élevé sur l’échelle de participation (voir Figure 2).

À ce titre, des exemples récents d’ententes de cogestion entre la Ville de Montréal et des groupes d’Amis des parcs, tels que les Amis de la montagne et du Champ des possibles, rappellent que de l’intérêt existe pour de la concertation entre les groupes citoyens et la Ville, et qu’elle est possible. Ces « nouveaux » modes de participation « intégrés », qui sortent des modèles traditionnels de simple consultation d’une part, ou de l’initiative citoyenne isolée, d’autre part, apparaissent prometteurs. 

People celebrating in a park

Parc Angrignon à Montréal (source : CEUM)

Les impacts de la participation citoyenne
en aménagement au Québec 

Plusieurs études de cas soutiennent que la participation citoyenne accrue en aménagement a donné des résultats positifs au Québec. Notons en premier lieu la capacité des groupes citoyens et les organismes communautaires à bonifier substantiellement les contributions municipales aux budgets des parcs. Par exemple, de rapport financier 2021-2022 des Amis de la montagne montre que 52% de leur budget, soit 2,3 M$, provient de tarifications de services et programmes rendus et de dons et commandites du secteur privé (Les Amis de la montagne, 2022). 

La contribution de la participation citoyenne à l’aménagement n’est pas seulement que financière. À Chicoutimi, un sondage montre que les pressions exercées par des groupes communautaires dans les consultations publiques pour le réaménagement du Vieux-Port ont contribué à la forte appropriation matérielle, symbolique et politique du site, et ce, 17 ans après les travaux (Simard et coll., 2009). En outre, Chevrier et Panet-Raymond (2013) présentent le cas de Vivre Saint-Michel en santé à Montréal, où une table multisectorielle a été mise en place afin de créer un plan stratégique basé sur une concertation des acteurs sur plusieurs enjeux (logement, sécurité, culture, emploi, etc.) et la participation soutenue des résidents. Malgré un processus long, les auteurs démontrent qu’il a contribué à la revitalisation urbaine intégrée du quartier multiculturel de Saint-Michel et, du même coup, a favorisé la lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale.

Payen (2018) montre aussi que les initiatives d’appropriation citoyenne dans l’espace public au Québec peuvent prendre diverses formes et plusieurs échelles : mobilier qui favorise le partage (croque-livres, boîtes de partage, frigos communautaires), initiatives de verdissement (bacs d’agriculture urbaine, actions de types « bombes de semences »), événements éphémères (cours de yoga, projection de films extérieure, pique-niques interculturels), actions artistiques (tricots sur le mobilier urbain, dessins au sol ou murales spontanées), aménagements divers (espaces vacants transformés en espaces de jeu et de rencontre, améliorations de sites par du mobilier « bricolé », bars temporaires), etc. Ces initiatives sont souvent peu coûteuses (Douay & Prévot, 2016). Elles n’ont pas toutes des intentions de pérennité et peuvent être conçues pour être éphémères (Nadeau, 2018)

Les motivations qui soutiennent ces initiatives sont diverses. Généralement, les citoyen.ne.s qui les initient tendent à questionner les usages existants et les fonctions d’un espace afin de mieux répondre à un besoin de la communauté locale (par exemple, l’insécurité alimentaire ou le peu d’offres d’activités culturelles). Ces personnes peuvent également être « motivées par une volonté d’améliorer le cadre de vie, de le rendre plus convivial, sécuritaire et attrayant » (Payen, 2018, p. i). Généralement, les initiatives ont en commun une volonté de placer l’individu au centre des motivations et de l’utilisation de l’espace, souvent grâce à une gouvernance horizontale, non hiérarchique (Douay & Prévot, 2016).

De plus, les initiatives citoyennes servent parfois à faire pression sur les acteurs publics afin qu’ils adoptent de nouvelles politiques et qu'ils offrent des services adéquats. 

Woman planting a plant in a park

Ilot des Murmures, Rosemont, Montréal (source : CEUM)

Cela ne veut pas dire que cette revendication passe toujours par la contestation. Au Québec, plusieurs initiatives citoyennes résultent de l'imbrication de l'action citoyenne avec la volonté municipale. Les initiatives environnementales de verdissement, d’agriculture urbaine et d’énergie alternative dans les arrondissements du Plateau-Mont-Royal, de Rosemont-Petite-Patrie et du Sud-Ouest à Montréal sont des exemples qui illustrent bien cette collaboration entre les citoyens et les instances municipales sur les enjeux de développement durable (Nadeau, 2018; Juillet et coll., 2015).

La présence de cette dynamique collaborative entre le citoyen ou le communautaire et l’institutionnel ne signifie pas une dérogation à la mission première de changement dans l’ordre établi. Certes, une initiative d’appropriation citoyenne peut viser à plus long terme de réduire significativement l’empreinte écologique des villes par des actions plus immédiates et à plus petite échelle. Une collaboration avec une municipalité ou un arrondissement permet cependant, dans plusieurs cas, de faciliter la mise en œuvre des initiatives, de les pérenniser et d’influencer les politiques et les pratiques d’aménagement à long terme (Nadeau, 2018; Juillet et coll., 2015).

Un des résultats de ce dialogue est la mise en place de dispositifs de participation qui se sont diversifiés lors des quarante dernières années au Québec. Du côté municipal, ils peuvent aller de l’instauration de budgets participatifs (le premier étant en 2006, voir CEUM, 2021) à la création de nouvelles instances afin de soutenir les citoyen.ne.s qui les entreprennent (Bherer, 2011), en passant par la création de démarches de diagnostic et d’orientation avec l’Agenda 21 local (MAMH, 2011; Caron & Blais, 2009).  

Le degré de réforme municipale nécessaire pour permettre un engagement citoyen accru est cependant contesté. Boyer-Gendron (2015) soutient que les efforts de « décentralisation infra-municipale » ne parviennent généralement pas à améliorer les possibilités et la fréquence de la participation des citoyens dans le système politique local au Québec. En fait, elle démontre que « les traditions participatives, la longévité politique, le type de gouvernance et finalement, le rôle des élus » sont des facteurs qui diffèrent selon les arrondissements et qui influent sur le degré de participation citoyenne (ibid, p. 103). Juillet et ses collègues (2015) soutiennent ainsi le besoin de développer une véritable « culture de l’urbanisme participatif ».

Parmi les conditions qui sont énumérées par ces auteurs et qui sont nécessaires à une participation citoyenne réussie, il y a : des objectifs de projet participatif clairement définis, des résultats ou attentes réalistes, des communications dans un langage simple, un processus flexible et le travail en petits groupes (Boyer-Gendron, 2015). 

Lorsque ces conditions ne sont pas réunies, il y a danger de déception et de démobilisation des citoyens. Dans une analyse critique de l’institutionnalisation de la participation citoyenne sur le territoire montréalais, Durand Folco (2016, p. 89) qualifie cette participation citoyenne de « triviale » et soutient : 

« Lorsqu’un dispositif participatif ne permet pas de satisfaire les attentes des participant.e.s qui s’engagent dans un processus pour diverses raisons (s’informer, débattre, défendre des intérêts ou influencer les décisions), la frustration, le cynisme et l’apathie peuvent facilement en résulter. Les citoyen.ne.s ont alors l’impression de perdre leur temps dans un processus futile, où les véritables décisions sont prises ailleurs et par d’autres, les options offertes étant parfois insignifiantes. »

Certains groupes sociaux peuvent aussi se sentir à l’écart des processus participatifs. Parazelli (2000), dans son étude sur « l’encombrement » des jeunes de la rue au centre-ville de Montréal, soutient que cette population cherche « à investir, à réinterpréter, voire à s’approprier » des espaces qui ne sont pas conçus selon les mêmes systèmes de valeurs. Parazelli parle de « concurrence » entre la matérialité du lieu (aménagé par des designers urbains et régulé par des urbanistes) et le quotidien et les aspirations des jeunes de la rue, au point où cette tension fait partie intégrante du caractère identitaire du lieu pour ces personnes.

Certains groupes sociaux peuvent aussi se sentir à l’écart des processus participatifs. Parazelli (2000), dans son étude sur « l’encombrement » des jeunes de la rue au centre-ville de Montréal, soutient que cette population cherche « à investir, à réinterpréter, voire à s’approprier » des espaces qui ne sont pas conçus selon les mêmes systèmes de valeurs. Parazelli parle de « concurrence » entre la matérialité du lieu (aménagé par des designers urbains et régulé par des urbanistes) et le quotidien et les aspirations des jeunes de la rue, au point où cette tension fait partie intégrante du caractère identitaire du lieu pour ces personnes.

Les initiatives d'appropriation citoyenne visant l'occupation et la création d'espaces verts au Québec

Des cas d’étude d’initiatives d’appropriation citoyenne
des parcs urbains au Québec

Tremblay et Simard (2011) ont étudié l’appropriation du parc paysager du Vieux-Port à Saguenay. Leurs résultats démontrent que l’appropriation citoyenne d’un parc peut varier selon le lieu de résidence. Même si Saguenay demeure une ville relativement homogène au niveau de sa population et de son aménagement urbain, il y a une certaine différence entre le profil des résidents du centre-ville à proximité du parc (moyenne d’âge et proportion de retraités plus élevées, degré de scolarité moindre) et les résidents des banlieues (plus jeunes, revenus d’emploi et degrés de scolarité plus élevés). Cette différence se répercute dans le degré d’appropriation du parc par les différents groupes d’habitants. Ceux qui résident près du parc tendent à l’utiliser au quotidien pour socialiser, alors que ceux qui habitent plus loin y accèdent en voiture pour faire des activités contemplatives ou sportives. Les effets de proximité, combinés avec la structure sociospatiale, sont donc d’importants facteurs à considérer pour l’appropriation citoyenne des parcs. 

Une personne faisant un nettoyage dans un parc

Corvée de nettoyage sur le sentier aux rats musqués à Saguenay (source : CEUM)

Les différents objectifs d’appropriation peuvent aussi être mis en lumière lors de programmes de revalorisation de quartiers. L’étude de Mercier (2000) sur les différentes vocations des nouveaux parcs de l’îlot Fleurie et du jardin Saint-Roch à Québec (voir figure ci-dessous) est révélatrice des tensions qui peuvent subsister entre les aspirations des résidents d’un quartier visé par un programme de revitalisation, et celles des représentants des instances municipales. L’îlot Fleurie, une véritable initiative citoyenne de création d’un espace vert sur un site bétonné inoccupé, avait une mission sociale et a permis de « de faire naître chez les habitants du quartier un sentiment d’appartenance et de solidarité attestant que le refus de la rénovation urbaine est une cause juste et utile » (Mercier, 2000, paragr. 28). Le jardin Saint-Roch, planifié et aménagé par la ville quelques années plus tard, avait quant à lui principalement une mission économique, c’est-à-dire d’attirer des investissements dans le quartier. L’auteur conclut que la coexistence des deux parcs, bien que transitoire puisque le parc de l’îlot Fleurie a disparu, a contribué à l’ajout d’une vocation culturelle au jardin Saint-Roch.

 

Le Jardin Saint-Roch de Québec

Le Jardin Saint-Roch de Québec (source : Imprimeur de la Reine pour l'Ontario, Secrétariat des initiatives de croissance de l’Ontario, ministère des Affaires municipales)

L’étude de Morin et ses collègues (2008) rappelle, quant à elle, que les efforts de revitalisation des quartiers, notamment par la création ou la mise en valeur de parcs urbains, peuvent être perçus différemment. Pour les acteurs non marginaux, la revitalisation des quartiers centraux est souvent perçue d’un bon œil, puisqu’elle fait place à un idéal de prospérité urbaine. Cependant, cette revitalisation va souvent de pair avec un dispersement et un déplacement des populations marginalisées. Puisque leur présence dérange et représente une nuisance pour la majorité, un contrôle policier accru pour l’accès à certains espaces aux jeunes de la rue, aux travailleurs du sexe et aux personnes en situation d’itinérance est souvent exercé. Ce phénomène est un enjeu récurrent pour les intervenants communautaires qui prônent une approche consensuelle de vivre ensemble pour éviter que la revitalisation des quartiers centraux se fasse au détriment des populations marginalisées (voir aussi le rapport sur les parcs urbains du Canada par Amis des parcs, 2020).

Des cas d’étude de verdissement au Québec :
les ruelles et les friches urbaines

Bien que la littérature soit plutôt silencieuse sur les initiatives d’appropriation citoyennes des parcs urbains, il est possible de trouver quelques informations sur les initiatives visant le verdissement de friches urbaines et de ruelles. En plus de l’étude de Mercier (2000) concernant les initiatives à l’îlot Fleurie à Québec, Sénécal et Saint-Laurent (2000) montrent que les éco-quartiers⁴ sont souvent actifs dans la reprise d’espaces libres, soient des ruelles, des terrains institutionnels vacants et des friches industrielles. Leur objectif est d’améliorer la qualité de vie, en particulier dans les quartiers en carence d’espaces verts publics, et d’accroître l’offre en loisir et en récréotourisme. L’approche est partenariale, et elle vise généralement l’entente avec les propriétaires fonciers privés (Sénécal & Saint-Laurent, 2000). Douay (2012) donne aussi l’exemple du Champ des possibles dans le Mile-End à Montréal (voir figure ci-dessous) où des citoyens, qui revendiquent des changements dans la gestion municipale des espaces verts, ont investi un espace sous un viaduc ferroviaire pour le pérenniser en espace-jardin.

 

Parc en automne avec des tables et bancs pour pique-niquer

Le Champ des possibles (source : Jean Gagnon, 2013, CC BY-SA 3.0)

Finalement, la récente recherche de Brazeau-Béliveau (2020) sur les initiatives de ruelles vertes à Québec dévoile plusieurs impacts positifs chez les résidents. Parmi les résultats, l’auteur soutient que les initiatives de ruelles vertes permettent aux participants de faire preuve d’une certaine créativité et de développer un sentiment d’appartenance à leur quartier, et ce, parce que les projets citoyens peuvent être exécutés avec une certaine liberté, sans un cadre trop restrictif. Les actions mises de l’avant permettent aux résidents de prendre conscience de leur influence et de leur pouvoir par rapport à leur milieu de vie. Les espaces que les participants se sont appropriés sont devenus par le fait même des lieux d’échanges, de discussion et de collaboration (Brazeau-Béliveau, 2020).

Conclusion

Cette revue de littérature a permis d’explorer quelques concepts et cas pertinents pour l’étude des initiatives d’appropriation citoyenne des parcs à Montréal. Basés sur cette revue, une définition des initiatives d’appropriation citoyenne de l’espace a été suggérée, suivie d’une discussion sur certains enjeux liés à la participation citoyenne en aménagement et en urbanisme au Québec. 

Au Québec, un long chemin a été parcouru vers une participation citoyenne accrue dans la planification urbaine et dans l’aménagement du territoire. Plusieurs municipalités québécoises ont, en effet, mis en place une multitude de dispositifs visant le renforcement de la participation citoyenne dans les projets d'urbanisme. 

En parallèle, et en partie grâce à des efforts de soutien des municipalités, des initiatives citoyennes d’appropriation de l’espace ont émergé à de multiples échelles et sous plusieurs formes, avec des effets positifs documentés sur les milieux de vie. Ces initiatives permettent également la prise en charge des espaces laissés pour compte dans la désindustrialisation de la ville et contribuent à la transition socioécologique.

Cependant, les modèles participatifs prédominants (axés sur la consultation citoyenne) et les modèles répandus d’initiatives d’appropriation citoyenne (isolées et éphémères) ont leurs limites. Un changement de culture devrait être envisagé pour une plus grande implication citoyenne dans l'aménagement des espaces publics, tels que les parcs. À ce titre, des signes encourageants subsistent, notamment l’intérêt grandissant pour des ententes de cogestion entre les municipalités et les organismes communautaires ou les regroupements citoyens. 

Cela dit, les écrits qui traitent spécifiquement des initiatives qui ont eu lieu dans les parcs du Québec, des freins et leviers permettant une plus grande collaboration entre les instances municipales et les groupes citoyens, et des impacts sociaux de ces collaborations sont rares. Le projet de recherche « Initiatives d'appropriation citoyenne des parcs urbains à Montréal : modèles, enjeux, stratégies et résultats sociaux » pourra contribuer au développement des connaissances sur ces sujets.

Annexe et Bibliographie

Annexe

1. À la suite de la 3e Conférence internationale de l’espace construit à Strasbourg et la publication des actes de la conférence en 1976 (Korosec-Serfaty, 1976), la notion d’appropriation de l’espace est devenue centrale dans plusieurs disciplines, notamment en sociologie urbaine et en psychologie environnementale. Cette dernière est une discipline dont le but est l’étude des relations entre l’individu et son environnement physique et social.  L'homme y est considéré dans son vécu ou son histoire, dans son positionnement par rapport à un milieu et dans la complexité de ses comportements individuels et collectifs (Moser & Weiss, 2003).

2. La dimension intersectionnelle teinte les Objectifs de développement durable des Nations-Unis. Notons par exemple les cibles sur l’urbanisation inclusive et sur l’accès à tous à des espaces verts et des espaces publics sûrs.

3. Le livre de Jane Jacobs paru en 1961, The Death and Life of Great American Cities, est souvent cité en référence pour sa critique de l’aménagement moderniste des villes, responsable selon elle du déclin de plusieurs quartiers de villes américaines (Jacobs, 1961).

4. « Montréal compte 18 éco-quartiers, implantés dans 15 arrondissements. La gestion du programme est confiée à des organismes à but non lucratif ancrés dans leurs communautés. Les éco-quartiers sont des ressources de première ligne pour toute personne qui veut développer des habitudes écoresponsables. » (Ville de Montréal, 2022)

Bibliographie

 

 

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Ce travail de recherche a été rédigé par David Smith et Faten Kikano, chercheurs et conseillers en transfert au CÉRSÉ (Centre d'étude en responsabilité sociale et écocitoyenneté). Il s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche financé par le Fonds d’innovation sociale destiné aux collèges et aux communautés (FISCC) du Conseil fédéral de la recherche en sciences humaines (CRSH). Le projet, intitulé « Initiatives d’appropriation citoyenne des parcs urbains à Montréal : modèles, enjeux, stratégies et résultats sociaux », est réalisé en partenariat avec Amis des parcs et le Centre d’écologie urbaine de Montréal.

 

   

 

   

 

 

Le Réseau des amis des parcs de Montréal

en partenariat avec

La mise en page et la diffusion en ligne de cette étude de cas sont financées par le Secrétariat à la région métropolitaine du ministère des Affaires municipales et de l’Habitation.