Selon Rena Soutar, décoloniser les pratiques de gestion des parcs doit commencer par reconnaître qu’« aucun lieu touché par la main de l’Homme n’est culturellement neutre ».
Le premier jour de la Conférence 2022 des Amis des parcs, trois des principaux professionnels Autochtones des parcs du Canada, Lewis Cardinal, Rena Soutar et Spencer Lindsay, ont abordé la question du colonialisme dans les pratiques de gestion des parcs et la manière d’intégrer les principes de réconciliation et de décolonisation dans ce que nous appelons les parcs.
Lewis Cardinal a reçu son nom cérémoniel sîpihko geesik, qui veut dire « ciel bleu », afin de refléter sa mission sur Terre qui est de « rapprocher deux mondes qui ne se comprennent pas ».
Et en se consacrant à améliorer les relations entre colons et Autochtones à Edmonton, Lewis Cardinal honore véritablement le nom qui lui a été donné. Et ce travail d’une vie vient d’aboutir dernièrement avec l’ouverture du site kihciy askiy, qui signifie « Terre sacrée » en cri et constitue le premier centre cérémoniel Autochtone urbain du Canada situé dans vallée fluviale d’Edmonton.
Dans sa présentation lors de la Conférence des Amis des parcs, il a expliqué que l’inauguration en 2022 de kihciy askiy couronnait 18 ans de collaboration entre les groupes Autochtones et la municipalité d’Edmonton, et la création conjointe en 2004 de l’entente de relations Edmonton Urban Aboriginal Accord. Les principes directeurs énoncés dans cette entente ont établi une nouvelle relation entre les deux parties prenantes, repris dans cette déclaration :
“Nous sommes convaincus que l’ensemble des résident·es d’Edmonton tireront profit de relations positives entre la municipalité et les groupes Autochtones.”
Selon Lewis Cardinal, les méthodes Autochtones, comme la création de relations positives reposant sur des échanges mutuels et le partenariat, l’écoute et le récit, les cérémonies et les célébrations, ont fait partie intégrante du processus de création de kihciy askiy. Entre la conception et la concrétisation du projet, des conflits et des difficultés sont bien entendu survenus durant le long processus. Toutefois, Lewis Cardinal est d’avis que cette entente et les méthodes de travail qu’elle énonce permettent d’« atténuer les forces obscures de l’humanité » qui peuvent miner un projet aussi visionnaire que celui de kihciy askiy à Edmonton.
Il souligne également l’importance de formaliser les principes régissant les relations entre les parties prenantes dans des ententes comme celle-ci. Une fois mis par écrit, ces principes établissent l’intention de ces relations et auxquels il est possible de référer encore et encore. À cet égard, l’un des principes fondamentaux de l’entente de relation de l’Edmonton Urban Aboriginal Accord repose sur l’idée de renouvellement : « l’entente représente un document évolutif qui peut être réétudié périodiquement afin de garantir la reddition des comptes, la transparence, l’inclusivité et la réactivité des parties prenantes ».
Tout comme Lewis Cardinal, Rena Soutar, responsable de la décolonisation, des arts et de la culture, et Spencer Lindsay, planificateur des activités de réconciliation, travaillant tous les deux pour la Commission des parcs et des loisirs de Vancouver considèrent que le dialogue, notamment sur des dossiers épineux, représente le meilleur moyen de décoloniser les pratiques de gestion des parcs.
Et c’est l’outil principal sur lequel est axé l’Audit colonial de la Commission qui sera publié en décembre. Pour réaliser cet audit, Rena Soutar et Spencer Lindsay ont d’ailleurs mené 21 entrevues dans sept services de la Commission pendant cinq mois. Selon eux, seules des discussions approfondies à l’interne peuvent faire émerger les idées reçues et croyances bien ancrées ainsi que les approches issus du colonialisme et qui sous-tendent les pratiques coloniales de gestion des parcs. Au cours de cet audit, ils ont mis en évidence 27 cas illustrant les effets actuels du colonialisme.
L’un de ces cas que les deux auteurs de l’audit ont relaté pendant la conférence concerne le plan d’aménagement de Northeast False Creek à Vancouver. Northeast False Creek est un quartier de premier choix au bord du bras de mer de False Creek que la municipalité souhaitait réaménager. Après plusieurs consultations avec les Nations Musqueam, Squamish et Tsleil-Waututh ainsi qu’avec des groupes Autochtones de la ville, il a été décidé que la priorité numéro un pour le réaménagement du parc de ce quartier serait de permettre un accès à l’eau. Pourtant, lorsque la Ville a publié ses plans préliminaires pour le site, il est apparu clairement que cet élément crucial découlant des consultations avec les Premières Nations s’était perdu en chemin.
La Commission des parcs a donc décidé de mettre le projet sur pause et de prendre le temps de comprendre comment, après tant de consultations avec les Premières Nations, les ébauches du parc avaient pu passer à côté de cet aspect primordial. Le dialogue qui s’est tenu par la suite a permis de souligner l’importance d’intégrer l’interprétation culturelle dans la conception des parcs.
Comme l’ont indiqué Rena Soutar et Spencer Lindsay, incorporer l’« accès à l’eau » dans le projet d’aménagement du parc voulait dire pour les peuples Musqueam, Squamish et Tsleil-Waututh que le grand public aurait un accès direct au rivage, et ce, d’une manière intime et immersive. Or, l’équipe de conception, influencée par un mode de pensée colonialiste, a interprété « avoir accès à l’eau » par profiter, à distance, d’un beau panorama sur l’eau. En d’autres termes, avoir accès à l’eau selon une mentalité colonialiste voulait dire avoir accès à un beau point de vue sur la nature à partir d’un point culminant, comme si on était Dieu. Pour les Premières Nations, avoir accès à l’eau voulait dire pêcher, organiser des cérémonies et pouvoir tremper leurs mains et leurs pieds dans l’eau.
Comme l’ont fait remarquer les deux auteurs de l’audit, le plan d’aménagement de Northeast False Creek a fait émerger les conséquences d’un manque de remise en question des perspectives coloniales. Établir un dialogue centré sur les perspectives Autochtones et non sur le point de vue colonial permet de « renverser les idées reçues pour mettre au jour les perspectives coloniales solidement ancrées », explique Rena Soutar. Ces discussions ont permis de mettre en lumière la perception du monde des colons généralement invisible et de commencer ainsi à « désapprendre » ces pratiques.
Lewis Cardinal, Rena Soutar et Spencer Lindsay insistent sur la nécessité pressante de décoloniser notre rapport à la nature. Comme le dit Lewis Cardinal, « nous vivons dans une ère sacrée ».
Selon lui, décoloniser notre rapport à la nature veut dire « comprendre les liens que nous entretenons avec nos semblables et avec le monde naturel et spirituel qui nous entoure ». Selon lui, pour établir un lien de réciprocité avec la nature, les colons doivent d’abord reconnaître que les êtres humains ne sont pas « au sommet de la chaîne alimentaire » ou « au centre de l’univers », mais qu’ils font plutôt « partie du grand cercle de la vie ». Et d’ajouter : « dans une relation, l’attention n’est plus centrée sur l’individu » et chaque personne peut ainsi voir qu’elle s’inscrit dans les contextes plus larges de la famille, de la société et de la nature ».
Comme l’ont répété nos trois intervenants, décoloniser les mentalités sera l’unique manière de protéger la diversité écologique, essentielle à la survie de l’espèce humaine. Comme leurs présentations l’ont expliqué clairement, l’avenir des êtres humains est intrinsèquement lié aux rapports qu’ils entretiennent avec les autres et le reste du vivant. Et Rena Soutar d’ajouter que « la plénitude et l’abondance existaient déjà » bien avant que les colons n’arrivent et déclarent les « parcs » non cédés de Vancouver comme étant « accessibles à tous ».
Dans leurs présentations sur la décolonisation des parcs et des relations sociales, ces trois intervenants ont indiqué que, pour avancer ensemble dans la bonne direction, nous devons oublier tout ce que nous avons appris sur nos liens avec les autres et le reste du vivant ». Mais avant d’oublier ou de désapprendre, nous devons avant tout mettre en lumière les pratiques colonialistes trop souvent invisibles. C’est grâce à ce nouvel apprentissage – qui est au cœur de l’audit – que nous pourrons avancer dans la bonne direction, en sachant que « la décolonisation n’est qu’une façon d’atteindre notre objectif et non l’objectif lui-même », a rappelé Rena Soutar à l’auditoire de la conférence.