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Comment l’activisme citoyen et un objectif ambitieux ont permis de créer le Grand parc de l’Ouest de Montréal

juin 1, 2021
Park People

Cette contribution de Christopher Dewolf s’inscrit dans le cadre du projet « 10 ans ensemble dans les parcs urbains ». Cette série est réalisée avec le soutien de Dylan Reid et est illustrée grâce aux croquis de notre collègue Jake Tobin Garrett.

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La parcelle formée d’anciennes terres agricoles à côté du parc naturel de l’Anse-à-l’Orme, dans l’ouest de Montréal, est fascinante à bien des égards. D’une part, elle abrite 270 espèces végétales et animales vivant dans des habitats variés comme les zones humides, les bois et les prairies. Elle occupe une superficie de 365 hectares, ce qui en fait l’une des plus grandes étendues non développées, et jusqu’à récemment non protégées, d’espace naturel sur cette île qui compte plus de deux millions d’habitants. Mais ce qui est peut-être le plus surprenant, c’est que peu de gens semblent connaître son existence. 

« Lorsque nous avons frappé à leur porte, beaucoup de résidents nous ont répondu qu’ils ignoraient l’existence juste à côté de chez eux de cet immense espace formé d’anciennes terres agricoles en cours de régénération », explique Sue Stacho, cofondatrice de l’organisation Sauvons L’Anse-à-L’Orme. En 2015, lorsqu’un énorme projet de construction résidentielle appelé Cap Nature a été annoncé pour cette parcelle de terrain, elle a décidé de créer un groupe de défense. 

« Nous avons travaillé d’arrache-pied et avons fait beaucoup de sacrifices », dit-elle. « Nous avons dû expliquer sans relâche pourquoi des endroits comme celui-ci sont si importants. » Ils sont allés frapper aux portes et ont organisé des événements comme des promenades dans les bois pour la Fête des mères et des promenades nocturnes pour aller écouter les grenouilles : « toutes les manières possibles et imaginables de sensibiliser les gens sur cet endroit ».

 

 

Et cela a marché. En 2019, la mairesse de Montréal, Valérie Plante, a annoncé la création du Grand parc de l’Ouest, qui protégera la zone entourant l’Anse-à-l’Orme du développement immobilier. Mais ce n’est pas tout : cet espace vert représentera le plus grand parc municipal du Canada, avec une superficie de 3000 hectares. Il comprendra des terres agricoles en exploitation, l’Arboretum Morgan de l’Université McGill, des parcs naturels existants et des zones naturelles auparavant non protégées du développement immobilier.

Ce succès démontre à quel point l’activisme citoyen peut permettre d’accomplir des résultats tangibles. Cette initiative permettra aussi d’augmenter la quantité d’espaces verts à Montréal, qui ne compte que 24 mètres carrés de parc par personne, soit l’un des taux les plus bas parmi les villes canadiennes. Mais le Grand parc de l’Ouest représente aussi un projet d’une ampleur, d’une complexité et d’une ambition sans commune mesure. Non seulement il s’étend sur une superficie 15 fois plus grande que le parc du Mont-Royal, l’espace vert urbain le plus important et le plus emblématique de Montréal, mais il s’agit aussi d’un méli-mélo d’environnements différents traversés par des routes, des voies ferrées et des cours d’eau. De plus, il s’étend sur deux arrondissements de Montréal et trois villes indépendantes, et englobe cinq parcs naturels existants et des terrains appartenant à l’Université McGill.

 

Immense ampleur, immense potentiel

 

Le Grand parc de l’Ouest rappelle d’autres grands parcs en périphérie des grandes villes, comme le parc urbain national de la Rouge près de Toronto, le parc provincial Fish Creek à Calgary et le Blue Mountain Wilderness Connector à Halifax. Comme eux, le Grand parc de l’Ouest a la double mission de protéger la biodiversité tout en permettant aux citadins d’être au contact de la nature. Toutefois, ces objectifs ne sont pas toujours faciles à concilier. En 2019, Parcs Canada a élaboré un plan de gestion détaillé pour le parc de la Rouge dans le but d’équilibrer les besoins en matière d’agriculture, de loisirs et de conservation. Le Nova Scotia Nature Trust, un organisme de bienfaisance gérant des terres dans toute la province, a adopté une approche similaire pour la gestion du parc Blue Mountain.

Pour le Grand parc de l’Ouest, le défi devient particulièrement évident lorsque l’on regarde son emplacement sur une carte. L’autoroute 40, l’une des routes les plus fréquentées du Canada, traverse le parc. En 2023, le Réseau express métropolitain (REM) ouvrira une station à l’Anse-à-l’Orme, avec des trains arrivant du centre-ville de Montréal toutes les 10 minutes. Bien que cet ajout facilitera grandement l’accès au parc, la fréquentation humaine risque aussi de nuire aux zones naturelles sensibles. Pour couronner le tout, le Grand parc de l’Ouest sera géré non pas par Parcs Canada ou une autorité provinciale, mais par la Ville de Montréal, qui possède une expérience plus limitée dans la gestion des espaces naturels.

Ces multiples éléments laissent envisager un potentiel extraordinaire pour ce parc, mais aussi une quantité d’obstacles à surmonter.

« Voilà longtemps que nous n’avions pas vu à Montréal cette volonté de prendre de grandes décisions », dit Jonathan Cha, architecte paysagiste, urbaniste et consultant en patrimoine. « La difficulté sera d’unifier l’ensemble de ces espaces naturels très différents. Ce projet demandera aussi beaucoup de temps et d’argent, et sera sur le très long terme. Toutefois, il s’agit d’un objectif ambitieux. L’île de Montréal n’ayant quasiment plus d’espaces disponibles, cette mesure permettra de préserver cet endroit dans l’intérêt et pour le bien-être de la population. »

 

Le fruit de l’activisme citoyen

 

Le fait que cet espace naturel soit resté intact dans l’une des villes les plus grandes et les plus densément peuplées du Canada est le résultat de 50 années de militantisme de la part des écologistes et des citoyens. Comme d’autres parties de Montréal, le tiers ouest de l’île, une bande de terre se détachant entre le lac Saint-Louis, le lac des Deux-Montagnes et la rivière des Prairies, était autrefois une luxuriante forêt de feuillus fréquentée par les peuples des nations Haudenosaunee qui habitaient la région. Après l’arrivée des Français au milieu du XVIIe siècle, l’administration coloniale a confié le contrôle des terres aux prêtres de l’ordre des Sulpiciens, qui les ont divisées en parcelles destinées à être exploitées par les colons.

À l’exception d’une poignée de villages et des premières banlieues ferroviaires, l’Ouest-de-l’Île est quasiment resté rural jusqu’après la Seconde Guerre mondiale.

« Même la délimitation des propriétés seigneuriales bordées d’arbres existait encore », se souvient l’historien George Vassiadis, qui a déménagé dans l’Ouest-de-l’Île en 1968 lorsqu’il était enfant. Mais, avec l’expansion démographique d’après-guerre dans les banlieues de Montréal, cette zone s’est rapidement transformée. « Les premières années où nous avons vécu dans notre nouveau duplex de la rue Spring Garden, nous faisions face à des champs qui venaient tout juste de cesser d’être cultivés », explique George Vassiadis dans la revue d’art Montréal Serai. « Au milieu des années 1970, les maisons ont remplacé les champs. »

Tandis que les maisons de plain-pied et les rues commerçantes grignotaient rapidement les terres agricoles, les promoteurs immobiliers commençaient à s’intéresser aux dernières parcelles de forêt du secteur. En 1977, la municipalité a décidé de raser le Bois-de-Saraguay, une zone forestière riche en biodiversité située à proximité d’un vieux village, et d’y construire des immeubles d’habitations, des maisons individuelles, deux centres commerciaux et une marina. Le combat des résidents contre ce projet a porté ses fruits et a conduit à la création du premier parc naturel de Montréal. En 1979, le gouvernement du Québec a donné au conseil régional, la Communauté urbaine de Montréal, l’autorisation de développer tout un réseau de parcs naturels, dont plusieurs qui feront désormais partie du Grand parc de l’Ouest : Rapides-du-Cheval-Blanc, Bois-de-l’Île-Bizard, Cap-Saint-Jacques et l’Anse-à-l’Orme.

La conservation est mise à l’honneur dans chacun de ces parcs, mais les résidents du Grand Montréal peuvent également les apprécier en tant qu’espaces de loisirs. Le Cap-Saint-Jacques, qui est le plus grand, attire des milliers de personnes chaque fin de semaine. La plupart arrivent en voiture, mais cela pourrait changer lorsque le REM offrira un accès rapide en transports en commun. En hiver, les visiteurs peuvent louer des vélos à pneus surdimensionnés ou des raquettes pour explorer les bois. Au printemps, ils peuvent déguster des oreilles de crisse (couennes de porc croustillantes) arrosées de sirop d’érable à la cabane à sucre du parc. Et en été, ils peuvent se prélasser sur une vaste plage de sable au bord du lac des Deux-Montagnes.

Bien que ces parcs naturels couvrent déjà une superficie importante, ils ont été morcelés par des propriétés privées longtemps convoitées par les promoteurs. Pendant des dizaines d’années, une grande partie de ces terres ont été protégées par un zonage agricole spécifique, mais lorsque ce zonage a été aboli en 1991, l’augmentation des impôts qui en a résulté a contraint de nombreux agriculteurs à cesser leurs activités. Au fil des ans, les terres désormais abandonnées ont progressivement retrouvé un état plus naturel. « Toutes sortes d’espèces sauvages sont revenues sur ces terres laissées en jachère dans l’attente d’un projet de développement », explique David Fletcher, cofondateur en 1988 de la Coalition verte, un organisme de surveillance environnementale de l’Ouest-de-l’Île. « Tous ces animaux emblématiques de l’est du Canada, comme le pékan [appartenant à la famille de la belette] et le cerf de Virginie, revenaient peu à peu à Montréal. »

Apportant son concours à la Coalition verte depuis le début des années 2000, Sue Stacho a découvert par hasard les terres agricoles abandonnées près de l’Anse-à-l’Orme alors qu’elle faisait du vélo.

« C’est un endroit incroyable. Naturel », dit-elle. « Il ne disposait d’aucun sentier ni de banc de parc comme on en voit partout. Il y a des piscines thermales au printemps. Il y a des zones humides. À chaque fois que j’y allais, en le découvrant d’une nouvelle manière, je trouvais quelque chose de nouveau à apprendre. Si vous connaissez bien les lieux, vous pouvez y passer toute la journée. »

Cependant, en 2015, une proposition de développement immobilier a été annoncée. Connu sous le nom de « Cap Nature » et présenté par son promoteur comme « un quartier respectueux de l’environnement », le projet aurait préservé 180 hectares d’anciennes terres agricoles, mais les 185 hectares restants auraient été remplacés par 5500 logements. Sue Stacho et d’autres membres de la Coalition verte ont décidé de s’opposer à ce projet. Ayant formé un groupe de pression appelé « Sauvons l’Anse-à-l’Orme », ils sont parvenus à rallier à leur cause une foule d’autres organisations écologiques, comme la Fondation Suzuki, SNAP Québec et Sierra Club Québec.

 

 

Le soutien de la population a aussi joué un rôle déterminant dans leur combat et a attiré l’attention de Projet Montréal, un parti politique municipal axé sur le développement durable. « À partir du moment où ils ont eu connaissance de cet endroit et où ils ont réalisé qu’un mouvement s’était créé en faveur de sa protection, ils ont toujours été à nos côtés », explique Sue Stacho. Lorsqu’à la surprise générale, Projet Montréal a remporté les élections municipales de 2017, c’est là que tout s’est mis en marche pour le Grand parc de l’Ouest. 

 

Un nouveau parc, et ensuite?

 

L’annonce de la création du parc en septembre 2019 a été accueillie avec des menaces de poursuites judiciaires de la part des propriétaires fonciers, dont les promoteurs de Cap Nature. Toutefois, à la fin de 2019, la Ville est parvenue à négocier l’achat de la plupart des terrains privés en question. « Entre 40 et 45 hectares environ sont encore détenus par des propriétaires privés, mais il n’y a aucune chance qu’un projet viable ne voit le jour », explique David Fletcher. Il considère le parc comme une victoire. « Cela a été un travail de longue haleine. Trente années plutôt tumultueuses. Pendant tout ce temps, nous sommes restés sur le qui-vive en surveillant ces terres. »

David Fletcher attribue cette victoire à Sue Stacho, dont la capacité à sensibiliser le public sur l’importance des anciennes terres agricoles a ouvert la voie à la création du parc.

« C’est une femme très énergique, et son équipe a fait un travail remarquable pour mener à bien ce projet », dit-il. Alors qu’une page se tourne, un nouveau chapitre va s’ouvrir avec le processus de développement du Grand parc de l’Ouest.

Les consultations publiques ont débuté l’an dernier, la plupart des activités se déroulant en ligne en raison de la pandémie. La difficulté sera désormais de trouver un équilibre entre les différentes aspirations pour l’avenir du parc. Sue Stacho désire que l’accent soit mis sur la conservation. Cependant, des résidents de l’Ouest-de-l’Île souhaitent davantage d’activités de loisirs, certains ayant même évoqué, lors d’une récente table ronde en ligne, la possibilité d’aménager des pistes de motocross. Par ailleurs, cette zone est également utilisée pour la chasse au cerf et le piégeage des castors, des activités que la province a récemment refusé d’interdire malgré la pression exercée par la municipalité de Montréal. « Pendant que je me promenais, j’ai vu des traces de ces activités par terre, comme des cartouches de fusil de chasse et de carabine », dit David Fletcher. « Les pièges qu’ils utilisent sont des collets métalliques, une méthode vraiment cruelle. Absolument horrible. »

Jonathan Cha rappelle qu’en plus de ses espaces naturels, le Grand parc de l’Ouest se caractérise aussi par un important patrimoine bâti, comme des murs de pierre et des maisons de l’époque coloniale française. « Il faut avoir une connaissance précise du territoire pour formuler un plan adapté », dit-il. Il faudra aussi aborder la question des terres agricoles en activité, qui représentent une part importante du nouveau parc. « Qui va gérer ces terres? » demande Jonathan Cha. « Les propriétaires-exploitants agricoles? Les coopératives? La Ville va devoir créer un nouveau modèle de gestion pour un parc de ce genre. Elle devra faire appel à de nouvelles expertises en plus de celles auxquelles elle a déjà recours. »

 

 

Il s’agira d’un processus sur plusieurs générations, dit-il. « Les personnes qui participeront au projet devront être là sur le long terme. Il doit y avoir une continuité dans le processus. Ce projet présente de nombreux défis avec une large portée, et le territoire en question est tellement vaste et complexe qu’il faudra bien plus qu’une seule personne pour saisir toute l’ampleur du projet. »

Quant à Sue Stacho, ce qu’elle a appris lors de son combat pour sauver l’Anse-à-l’Orme, c’est que les parcs ont besoin des gens. C’est grâce à la mobilisation des résidents pour protéger ces terres du développement, et c’est grâce à l’action collective de nombreuses personnes que le Grand parc de l’Ouest a été créé. Aujourd’hui, ces mêmes personnes, et bien d’autres, joueront un rôle crucial pour façonner, pérenniser et entretenir le parc pour les décennies à venir.

 

 

 

 

À propos de Christopher Dewolf

 

Travaillant désormais à Montréal, le journaliste Christopher DeWolf s’intéresse particulièrement aux sujets des villes et de la culture. Lorsqu’il vivait à Hong Kong, il était rédacteur en chef de Zolima CityMag et a régulièrement écrit pour le South China Morning Post, Eater et d’autres publications. Son livre Borrowed Spaces: Life Between the Cracks of Modern Hong Kong, il aborde les divergences de points de vue entre les citoyens et les autorités en matière de vie urbaine. 

 


 

Cette contribution de Christopher Dewolf s’inscrit dans le cadre du projet « 10 ans ensemble dans les parcs urbains ».

Cette série est réalisée avec le soutien de Dylan Reid et est illustrée grâce aux croquis de notre collègue Jake Tobin Garrett. Ne manquez pas de suivre toutes les contributions publiées tout au long de l’année.

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